Instantanés et souvenirs
Il
n’y a pas de grands événements sans image.
Je tiens à me laisser guider par ma mémoire ainsi que par
les images que j’ai pu réunir au cours du temps, ou que j’ai moi-même capturées.
Je reviens sans cesse au titre de l’ouvrage de Paul
Ricoeur « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli » qui m’a guidé, depuis
sa parution, pour l’analyse des projets d’Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe,
puis pour celle des dossiers de demandes d’inscription sur la Liste du Patrimoine
Européen que le groupe d’experts dont j’ai fait partie a eu à examiner.
« L’ouvrage comporte trois parties nettement
délimitées par leur thème et leur méthode. La première, consacrée à la mémoire
et aux phénomènes mnémoniques, est placée sous l’égide de la phénoménologie au
sens husserlien du terme. La deuxième, dédiée à l’histoire, relève d’une épistémologie
des sciences historiques. La troisième, culminant dans une méditation sur
l’oubli, s’encadre dans une herméneutique de la condition historique des
humains que nous sommes.
[…] Je reste troublé par
l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli
ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de
mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet
égard un de mes thèmes civiques avoués. »
En dehors de la lecture passionnante de l’ouvrage en question, je me
souviens le déjeuner organisé à Strasbourg par Vera Boltho, autour du
philosophe, venu avec plaisir retrouver une dernière fois une ville où il avait
enseigné.
Une récente émission de France Inter et la volonté de
reprendre sous des formes plus brèves, fondées sur les images du jour, des
billets quotidiens qui me permettent d’établir des ponts entre passé et présent,
m’a au sens propre remis en mémoire l’importance d’un mot qui est aussi un concept,
toujours à réinterroger.
J’aurais pu signer ce texte, mais il vaut certainement mieux en laisser la formulation aux spécialistes :
« La mémoire est un concept relativement large
explique Francis Eustache, un concept qui comprend des savoir-faire, des
connaissances sur le monde, les connaissances générales sur soi. Et puis, il y
a les souvenirs qui sont particuliers, qui sont singuliers, qui renvoient à un
moment précis de notre vie, situé dans le temps, situé dans l'espace. C'est
quelque chose qui s'est produit une fois et qui a une acuité particulière, une
sensibilité particulière. Ce sont souvent des moments de changement ou des moments
emblématiques d'une période de notre vie. »
L'oubli, partenaire de la mémoire
Et encore : « L'oubli, il faut plus le
considérer comme une fabrication du tri. On ne peut pas conserver tous les tous
les moments de notre vie quotidienne. C'est soit oublier les choses qui sont
sans intérêt et les oublier définitivement. Mais quand ce sont des éléments de
notre vie qui ont potentiellement de l'intérêt, cet oubli va être plus une mise
en arrière-plan, mais si un événement nouveau survient. A ce moment-là, ces
informations vont réapparaître à nouveau à la conscience. C'est ça la grande
différence entre la mémoire humaine, la mémoire biologique au sens large et la
mémoire artificielle qui va conserver, mais sans vraiment hiérarchiser les
informations. »
Je ne peux qu’approuver également cette courte réflexion sur l’usage du smartphone qui épingle cependant les limites d'un outil, devenu pour beaucoup d’entre nous, la source principale de clichés mémoriels.
C'est bien entendu mon cas, depuis que j’ai abandonné les appareils, certes de moins en moins
volumineux, qui m’ont servi à accumuler des dizaines de milliers de clichés,
depuis le moment où ils étaient devenus nécessaires pour alimenter de manière
numérique le site web de l’Institut Européen des Itinéraires culturels, créé et
inauguré comme base de données en 2003 et rendu (volontairement ?) inaccessible
au public depuis six ans :
« On le rempli de photos qu'on va assez peu
regarder finalement : "C'est comme si on avait ce réflexe maintenant
d'ajouter à notre propre perception et à notre propre mémoire la perception et
la mémoire du téléphone souligne Sylvie Chokron. Le risque, c'est qu'à force de
déléguer les informations à une mémoire externe et de se dire que le téléphone
a une mémoire plus efficace que la nôtre, parce qu'au moment où j'ai besoin de
retrouver un code, une adresse, le nom d'un président, d'une capitale ou quoi
que ce soit, je vais les vérifier dans mon téléphone. »
Ce nouvel espace « instantanéeurope », je l’inaugure pour pallier des disparitions dues à la fragilité des informations numérisées confiées à des opérateurs peu scrupuleux ou des institutions qui écrivent l'histoire avec une gomme.
Des disparitions sur lesquelles
je reviendrai, prendra pourtant le risque de constituer une extension de
mémoire, au risque de l’instantané qui, comme son nom l’indique
doublement, est de manière contradictoire, un cliché éphémère car vif comme
l’éclair lumineux qui lui donne naissance sur une pellicule devenue immatérielle, mais aussi cliché d'opinion commune au sens où
il reste pendant quelques jours banal par sa répétition médiatique
épuisante.
Mais rien n’empêche de lui donner sens dans le contexte triangulaire : mémoire, histoire, oubli.
C'est bien ce que je vais tenter.
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