Portrait à charge
Chaque année l’Arte Kino Festival présente en version
originale un choix – ouvert aux votes des téléspectateurs – de films européens
récents qu’il serait difficile de voir en salle ou sur d’autres chaînes autrement.
J’avais ainsi eu l’occasion, il y a deux ans, de voyager
de Lituanie (« Frost » de Sarunas Bartas) aux « BrightNights » norvégiennes de Thomas Arslan jusqu’au charme discret des
malheurs quotidiens de la Bulgarie (« Godless » de Ralitza
Petrova).
Au sein de la sélection des douze films de cette
année, j’ai immédiatement choisi de commencer par la Roumanie.
Bien m’en a pris, car dès les premières images de « Uppercase
print » de Radu Jude dont j'avais admiré "Aferim" et avec une dose d'humour ravageur "La fille la plus heureuse du monde", je me suis retrouvé plongé, non seulement dans
les ombres portées de la période communiste que j’ai découvertes, en contrepoint tardif, mais encore bien présent au milieu des
années quatre-vingt-dix, autant à Bucarest, que dans d’autres villes de Bucovine,
de Transylvanie ou du Maramures, comme dans les cellules de la prison de Sighet,
devenue lieu de mémoire des victimes du communisme et du totalitarisme grâce à Ana Blandiana et Romulus Rusan.
Mais je me suis immédiatement senti en communication, sinon en communion, avec une famille d’autres films de cinéastes roumains, certains devenus
célèbres dans le monde, en raison des prix qu’ils ont reçus à Cannes, Berlin ou à Venise et du Festival "MakingWaves", que l'équipe de Corina Suteu a su transplanter et implanter durablement aux Etats-Unis.
Un film théâtral est par nature écrit, puisque les textes, pour la plupart issus de fiches réunies par la police politique, la Securitate, sont ici joués par des acteurs figés, comme s'ils étaient en train de réciter une leçon sous les lampes que les policiers dirigent vers eux, ou parfois vers les policiers eux-mêmes, quand ils témoignent pour leur hiérarchie.
Et entre deux lectures, comme dans "L'autobiographie de Nicolae Ceausescu" de Andrei Ujica, les images idylliques de la télévision et des informations filmées : un peuple qui "admire" son conducator, des enfants qui chantent la gloire du régime, les arts ménagers qui entrent dans tous les foyers des immeubles standardisés...et les klaxons qui commencent à faire trop de bruit.
La civilisation et la modernité ont leurs limites.
Dénoncez-en les excès qui sont certainement déviants politiquement, voire capitalistes !
1981-1985.
L'exemple de Solidarność, après celui de Prague, une vingtaine d'années plus tôt.
Et bientôt celui de l'Allemagne de l'Est et dans le grand empire glacé, des fissures de plus en plus profondes à l'intérieur de l'URSS.
1989-1991.
Tout contrôler, à tout prix pour que tout se fige, à jamais !
Tous dans la lumière : qu'elle soit celle du regard des voisins, des collègues, des parents ou du contrôle permanent de l'état.
Derrière les murs qui laissent passer les voix, dans la rue, dans les escaliers, sur les bancs, ou tout simplement au téléphone.
Tous transparents et fautifs, avant d'être déclarés coupables, si le besoin politique s'en fait sentir !
Et pourtant, il ne s'agit que de quelques mots, écrits à la craie bleue ou blanche, sur les murs, durant la nuit.
De simple mots repris de la Révolution française : liberté, égalité, démocratie.
Des espoirs qui seront écrasés.
De quoi est donc finalement mort le héros de ce film qui réplique la vie d'un jeune homme révolté qui a bel et bien existé physiquement.
Un parmi tant d'autres, dont le nom git dans les dossiers qui n'ont pas été brûlés ?
De la trahison de ses amis, ou plus encore, de celle de ses parents, ou d'un empoisonnement radioactif ?
Un film d'actualité qui doit nous toucher - tous - où que l'on se trouve, à toute époque.
Je me souviens des petits déclics lors des communications avec la Roumanie, de la coupure qui intervenait quand on parlait du Roi Michel, des micros posés dans une chambre d'hôtel au centre de Belgrade, de mon portable qui, en 1995, restait actif, même au troisième sous-sol de l'ancien Palais Royal de Bucarest.
Je me souviens de "La vie des Autres" !
Les instantanés sont dans nos mémoires, ils méritent d'être écrits, d'affronter la fragilité du numérique.
Nous ne devons pas les oublier.
Nos vies collectives en dépendent, autant que de la lutte contre les dérèglements climatiques.
Nous sommes des transmetteurs !
Et ce héros du quotidien méritait un film théâtralisé, un film qui dure et qui se répète, et qui redit et se répète encore, dans un format auquel nous ne sommes plus habitués.
A l'inverse, à l'opposé des articles de 140 signes et des reportages en formats de deux minutes !
A consommer de suite, puis à jeter !
Nos vies sont des répétitions, des ébauches, des essais.
Et nos enfants, fort heureusement, y ajouteront d'autres ébauches, d'autres essais, d'autres protestations contre le mensonge.
On nomme ces formes en devenir : des témoignages de Liberté.
Les irradiés politiques ne doivent pas être morts pour rien !
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