Le temps de retrouver Marcel Proust

 


Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé.

 



A priori, je me souvenais plutôt de la lecture de Marcel Proust comme d’un moment intime, ressurgissant régulièrement des souvenirs de mon adolescence, dans la lecture de livres empruntés à la bibliothèque municipale de Colombes.

Intimité située dans les replis des vacances chez ma grand-mère au début des années soixante, où je tentais d’apprendre par cœur les pages consacrées à la « Sonate de Vinteuil », d’y inscrire la silhouette d’Odette et d’imaginer les pamoisons de Madame Verdurin qui ne supportait jamais le piano, mais se référait en permanence aux morceaux les plus célèbres des opéras de Wagner.


 « - Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann ? » dit le pianiste. « - Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le « Serpent à Sonates » ? demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet. Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier : « Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à sonnettes », dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal »


Je rêvais de me rendre un jour à Bayreuth ou à Salzbourg pour faire partie des privilégiés de ces festivals retransmis sur France Musique. Privilégiés qui constituaient ces clubs bien plus larges que celui du salon parisien où le piano restait parfois muet « Du côté de chez Swann ».

Cet a priori aura duré aussi longtemps que toutes les années où je me suis couché de bonne heure sans pour autant penser que mes parents, disparus pour toujours, allaient quand même venir me souhaiter une bonne nuit.

J’ai dû me contenter de regarder encore et encore les eaux fortes de Bruges qu’ils avaient rapportées d’un des rares voyages qui ont encadrés leur mariage, avant que la digue allemande ne cède pour les séparer durant presque six années.

D’un côté Céleste Albaret, dont nous avons la chance de conserver la voix chantante évoquant « Monsieur Marcel » et d’autre part la traversée presque quotidienne en voiture ou à pied, pendant des années, de la Plaine Monceau et des quartiers haussmanniens, ont ouvert une sorte d’intermittence du cœur : Marcel Proust était devenu peu à peu pour moi un personnage public que je devais bien, malgré mon désir intime, partager avec d’autres, au-delà des pages lues et relues.

Je m’avise que mon arrière-grand-mère, que j’ai connues pendant neuf années de ma vie, avait déjà trente ans quand Céleste est née et qu’elle avait atteint ses soixante et un ans lorsque « Monsieur Marcel » est décédé dans son lit, devenu un refuge peuplé de fantômes et de marionnettes mondaines.

J’ai finalement dû attendre que l’on célèbre en novembre dernier le centenaire de sa mort et mon emménagement quasiment devant le théâtre du 13eArt, pour que j’accepte que des acteurs viennent me lire quelques pages que j’ai dû renoncer à apprendre par cœur tant l’enchaînement et l’entrelacement des phrases était pour moi inatteignable.



Mais c’est surtout grâce à la rencontre improbable entre Françoise Fabian, rescapée de ma mémoire dans le huis clos de « Ma nuit chez Maud » et Oxmo Puccino dont je ne connaissais que quelques séquences de rapp télévisées, que la représentation théâtralisée de quelques temps forts remarquablement choisis, dans une mise en scène spectaculaire et sensible – si ces deux qualificatifs peuvent se concilier – de Jérémie Lippmann, que je dois d’avoir compris que l’espace public d’une salle de spectacle et l’intimité si complexe de la phrase proustienne, pouvaient se rejoindre, voire fusionner.

J’ai pour un soir, et sans doute pour toutes les années qui me restent, oublié que si j’en étais toujours le propriétaire jaloux, je pouvais partager largement cette musique inoubliable sans plus en éprouver aucune frustration !

De Combray « Du côté de chez Swann » où l’enfant doit quitter ses parents dans la douleur, pour les laisser avec leurs hôtes, afin d’obéir à l’injonction d’aller se coucher, en passant par les cris de Paris extraits de « La Prisonnière », sans oublier les jeunes filles en fleur - qui sont parfois de jeunes hommes - dans « Sodome et Gomorrhe » et en se délectant finalement de la madeleine du « Temps retrouvé », je dois bien me rendre à l’évidence que les mots de Marcel Proust sont capables de m’envelopper dans le partage collectif.



Et la pluie de lumières, les embrassements de nuages furieux et de vagues normandes tombés des cintres, de même que les salons bourgeois parisiens à peine esquissés sur les rideaux coulissants, comme les exercices circassiens d’une acrobate qui porte l’âme de l’écrivain dans un équilibre précaire, entre terre et ciel, ouvrent l’espace scénique dans les coulisses de la confession.


En fermant les yeux, je dérive lentement vers Evian.




Je suis du côté de l’Hôtel Royal, où Marcel rejoint son père, le docteur et sa mère venus en cure, mais où il se fond aussi dans la petite bande d’Anna de Noailles dont la villa paternelle d’Amphion m’attire comme un aimant, tandis que le voilier de Monsieur Bessaraba de Brancovan, son père, semble glisser sur un lac, redevenu calme.


Je me suis ainsi senti réunifié !

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