Le temps de retrouver Marcel Proust
A priori, je me souvenais
plutôt de la lecture de Marcel Proust comme d’un moment intime, ressurgissant
régulièrement des souvenirs de mon adolescence, dans la lecture de livres
empruntés à la bibliothèque municipale de Colombes.
Intimité située dans les replis des vacances chez ma
grand-mère au début des années soixante, où je tentais d’apprendre par cœur les
pages consacrées à la « Sonate de Vinteuil », d’y inscrire la
silhouette d’Odette et d’imaginer les pamoisons de Madame Verdurin qui ne
supportait jamais le piano, mais se référait en permanence aux morceaux les
plus célèbres des opéras de Wagner.
« - Je vais jouer la phrase de la Sonate
pour M. Swann ? » dit le pianiste. « - Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le «
Serpent à Sonates » ? demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet. Mais le
docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et
crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la
rectifier : « Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent
à sonnettes », dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal »
Je rêvais de me rendre un jour à Bayreuth ou à
Salzbourg pour faire partie des privilégiés de ces festivals retransmis sur France
Musique. Privilégiés qui constituaient ces clubs bien plus larges que celui du
salon parisien où le piano restait parfois muet « Du côté de chez Swann ».
Cet a priori aura duré aussi longtemps que
toutes les années où je me suis couché de bonne heure sans pour autant penser
que mes parents, disparus pour toujours, allaient quand même venir me souhaiter
une bonne nuit.
J’ai dû me contenter de regarder encore et encore les
eaux fortes de Bruges qu’ils avaient rapportées d’un des rares voyages qui ont
encadrés leur mariage, avant que la digue allemande ne cède pour les séparer
durant presque six années.
D’un côté Céleste Albaret, dont nous avons la chance
de conserver la voix chantante évoquant « Monsieur Marcel » et
d’autre part la traversée presque quotidienne en voiture ou à pied, pendant des
années, de la Plaine Monceau et des quartiers haussmanniens, ont ouvert une
sorte d’intermittence du cœur : Marcel Proust était devenu peu à peu pour
moi un personnage public que je devais bien, malgré mon désir intime, partager
avec d’autres, au-delà des pages lues et relues.
Je m’avise que mon arrière-grand-mère, que j’ai
connues pendant neuf années de ma vie, avait déjà trente ans quand Céleste est
née et qu’elle avait atteint ses soixante et un ans lorsque « Monsieur
Marcel » est décédé dans son lit, devenu un refuge peuplé de fantômes
et de marionnettes mondaines.
J’ai finalement dû attendre que l’on célèbre en
novembre dernier le centenaire de sa mort et mon emménagement quasiment devant
le théâtre du 13eArt, pour que j’accepte que des acteurs viennent me lire quelques
pages que j’ai dû renoncer à apprendre par cœur tant l’enchaînement et l’entrelacement
des phrases était pour moi inatteignable.
Mais c’est surtout grâce à la rencontre improbable
entre Françoise Fabian, rescapée de ma mémoire dans le huis clos de « Ma
nuit chez Maud » et Oxmo Puccino dont je ne connaissais que quelques
séquences de rapp télévisées, que la représentation théâtralisée de quelques
temps forts remarquablement choisis, dans une mise en scène spectaculaire et
sensible – si ces deux qualificatifs peuvent se concilier – de Jérémie Lippmann,
que je dois d’avoir compris que l’espace public d’une salle de spectacle et l’intimité
si complexe de la phrase proustienne, pouvaient se rejoindre, voire fusionner.
J’ai pour un soir, et sans doute pour toutes les
années qui me restent, oublié que si j’en étais toujours le propriétaire
jaloux, je pouvais partager largement cette musique inoubliable sans plus en éprouver
aucune frustration !
De Combray « Du côté de chez Swann » où
l’enfant doit quitter ses parents dans la douleur, pour les laisser avec leurs
hôtes, afin d’obéir à l’injonction d’aller se coucher, en passant par les cris
de Paris extraits de « La Prisonnière », sans oublier les
jeunes filles en fleur - qui sont parfois de jeunes hommes - dans « Sodome
et Gomorrhe » et en se délectant finalement de la madeleine du « Temps
retrouvé », je dois bien me rendre à l’évidence que les mots de Marcel
Proust sont capables de m’envelopper dans le partage collectif.
Et la pluie de lumières, les embrassements de nuages
furieux et de vagues normandes tombés des cintres, de même que les salons
bourgeois parisiens à peine esquissés sur les rideaux coulissants, comme les
exercices circassiens d’une acrobate qui porte l’âme de l’écrivain dans un
équilibre précaire, entre terre et ciel, ouvrent l’espace scénique dans les
coulisses de la confession.
En fermant les yeux, je dérive lentement vers Evian.
Je suis du côté de l’Hôtel Royal, où Marcel rejoint son
père, le docteur et sa mère venus en cure, mais où il se fond aussi dans la
petite bande d’Anna de Noailles dont la villa paternelle d’Amphion m’attire
comme un aimant, tandis que le voilier de Monsieur Bessaraba de Brancovan, son
père, semble glisser sur un lac, redevenu calme.
Je me suis ainsi senti réunifié !
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