Céder à la misanthropie ou admirer les acteurs et reprendre espoir ?
La plupart du temps, ces instantanés partent d’un portrait photographique. Un instant arrêté. Mais par nature, les images sont mouvantes, autant devant nos écrans que dans nos mémoires.
En vérité, ce sont
des enchaînements d’instantanés. Visages qui nous regardent, instantanément et,
dans certains cas, pour toujours.
Ces deux-là sont des génies ! Et le monteur de ce documentaire qui est venu
frapper à ma porte hier soir, un véritable magicien. Un regard qui se consacre
aux mouvements, aux attitudes, aux sentiments, comme s’il traversait les
lentilles grossissantes d’une loupe, ou d’un microscope.
Je me suis, tout soudain, retrouvé au lycée, dans
l'apprentissage des alexandrins merveilleux de Molière et tout à la fois,
replongé dans les instants inoubliables où ces deux acteurs sont montés sur
scène, devant moi, ou bien quand ils ont été captés par les metteurs en scène
de cinéma.
Et j'ai aussitôt songé aux déclarations récentes d'un Premier Ministre dont je découvrais les flatteries à chaque stance.
Qu’il soit
placé derrière le pupitre de l’Assemblée Nationale ou qu’il soit juché sur une
botte de paille, s’adressant ainsi indirectement ou face à face aux
représentants des agriculteurs les plus industrialisés, devenus ainsi complices
de ses flatteries, après avoir été prisonniers de l'industrie chimique.
Envie de lui répondre, au risque de misanthropie et d’afficher
un dégoût de la politique spectacle de ce jeune Rastignac :
"Je vous vois accabler un homme de caresses,
et témoigner pour lui les dernières
tendresses ;
de protestations, d'offres et de serments,
vous chargez la fureur de vos
embrassements ;
et quand je vous demande après quel est
cet homme,
à peine pouvez-vous dire comme il se nomme
;
votre chaleur pour lui tombe en vous
séparant,
et vous me le traitez, à moi,
d'indifférent."
Dans ce dialogue, répétition, lecture d’un texte emblématique, tout commence par deux morceaux de phrases :
"Qu'est-ce donc, qu'avez-vous ?"
Comme l’indique le commentaire de présentation sur le
site de la chaîne France 4 :
« Dès la première réplique, la première scène du premier acte du "Misanthrope" est une promesse, un élan qui va imprégner la pièce la plus iconique de Molière.
S'en suit une scène dense que
chaque acteur adore et redoute d'interpréter. Ainsi, Denis Podalydès et JacquesWeber, tantôt Philinte, tantôt Alceste, vont jouer de manières différentes, et
en révéler la puissance narrative et dramaturgique. »
"Qu'est-ce donc, qu'avez-vous ?"
La question s’adresse à tous. Mais ce soir, elle me
cloue au clavier de l’ordinateur !
Ce soir, en effet, je suis Alceste. Cela m’est facile !
Personne n’est là pour contredire ma colère politique, ou pour s’opposer à une
fureur qui s’accumule depuis bientôt neuf ans.
Toujours la même, en forme de question :
Qui continue donc à écrire les valeurs communes de l’Europe de l’intérieur des Itinéraires culturels ?
Je
veux dire : qui s’affronte, sur une carte géographique, historique ou
mémorielle :
-
à la diversité culturelle,
-
aux controverses territoriales,
-
à l’historiographie des pouvoirs,
-
à la nature qui s’est pliée à rompre sous
les coups de boutoir de l’anthropocène ?
Des combats misanthropiques contre des cartes d’implantation
statistiques vides de sens ?
"Mais, que de fâcheries inutiles ?" me dirait Molière.
En revanche, et pour me consoler, je suis persuadé que d’autres téléspectateurs ont partagé mon émotion rebondissante.
D’autres téléspectateurs
âgés, ou bien libres de leur temps, qui peuvent se permettre de rester éveillés
jusqu’au bout de la nuit.
Pourtant je sais bien que j’ai passé moi même tant d’années à
jouer les Philinte.
Parce que je devais être diplomate et que je devais
sourire.
La survie de l’Institut que je dirigeais en dépendait.
Et pourtant, comme les deux acteurs inspirés, je pouvais me faire face en me dédoublant :
En colère ? furieux ? haineux devant mes pires ennemis ?
Et tout à la fois respectueux, au sein d’une compagnie
multiple !
« Non, je ne puis souffrir cette
lâche méthode
qu'affectent la plupart de vos gens à la
mode ;
et je ne hais rien tant que les
contorsions
de tous ces grands faiseurs de
protestations,
ces affables donneurs d'embrassades
frivoles,
ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
qui de civilités avec tous font combat,
et traitent du même air l'honnête homme et
le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous
caresse,
vous jure amitié, foi, zèle, estime,
tendresse,
et vous fasse de vous un éloge éclatant,
lorsque au premier faquin il court en
faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien
située
qui veuille d'une estime ainsi prostituée
;
et la plus glorieuse a des régals peu
chers,
dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout
l'univers :
sur quelque préférence une estime se
fonde,
et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le
monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du
temps,
morbleu ! Vous n'êtes pas pour être de mes
gens ;
je refuse d'un coeur la vaste complaisance
qui ne fait de mérite aucune différence ;
je veux qu'on me distingue ; et pour le
trancher net,
l'ami du genre humain n'est point du tout
mon fait. »
Des faquins, certes ! Mais des faquins abusant de
leur pouvoir.
Je regarde à nouveau ces deux beaux visages…
Et je m’attends à ce que l’on m’interpelle chaque jour
ainsi :
A cette double question, je répondrai en souriant, puisque j’espère chaque jour
la venue de Célimène.
Et pourtant, je connais fort bien l’issue de la rencontre si je reste dans le corps du Misanthrope :
« Célimène.
Où courez-vous ?
Alceste.
Je sors.
Célimène.
Demeurez.
Alceste.
Pourquoi faire ?
Célimène.
Demeurez.
Alceste.
Je ne puis.
Célimène.
Je le veux.
Alceste.
Point d'affaire.
Ces conversations ne font que m'ennuyer,
et c'est trop que vouloir me les faire essuyer.
Célimène.
Je le veux, je le veux.
Alceste.
Non, il m'est impossible.
Célimène.
Hé bien ! Allez, sortez, il vous est tout loisible. »
"Qu'est-ce donc, qu'avez-vous ?"
Rien, vous dis-je ! Ou alors du vague à l’âme
devant le chantier, toujours ouvert, mais sans limites de temps, d’un
Dictionnaire amoureux de l’Europe et des Itinéraires culturels.
Amoureux déçu ? Amoureux plein d'espoir ?
Seulement touriste de l’intime depuis mes fenêtres
parisiennes ?
Assis sur des archives.
Un poste idéal d'observation ?
Il est encore temps de raconter !
Merci Philinte ! Adieu Alceste !
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