Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute

 

Thibault de Montalembert et Ibrahim Maalouf


Ils sont deux


Souvent face à face, sanglés dans leurs identités. Parfois côte à côte, aspirés par leurs souffrances passées et leur mal être présent.

Ils sont aussi au bord, sur un rivage, ancrés et parfois englués, de part et d’autre d’une mer que les guerres coloniales ont creusée comme un fossé dangereux

Au bord du désespoir ou au bord des larmes.

« Pierre, jeune musicien, souffre de l’exiguïté de son appartement parisien où il lui est impossible de faire « hurler sa trompette ». Zireg, son ami écrivain, l’invite à venir s’isoler dans sa maison d’enfance pour se parler, se redécouvrir, rire, s’opposer… »



Sarah-Jane Sauvegrain


Mais en fait, ils sont trois.


La femme, celle que le scandale du corps tentateur voue à l’enfermement. Celle qui révèle par ses cris, sa proximité des tissus et des linges mouillés, la prison des consciences et des identités.

Comment éviter alors que leurs destins à la fois se croisent et se fracassent, sans toutefois atteindre l’irréparable ?

La pièce de Denise Chalem, inspirée des Chroniques de Kamel Daoud (publiées au Point) vient à temps.

Mais n’est-ce pas un temps éternel ? Le temps des réparations dont le compteur s’inscrit de nouveau à zéro à chaque génération.

J’avais plutôt envie d’écrire : le conteur s’inscrit de nouveau à zéro. Parce qu’il faut raconter en rassemblant les mémoires des paroles envolées ainsi que les papiers jaunis et déchirés.

Les fragments de texte ainsi mis en scène répondent donc, un peu à un miroir tendu ou un miroir brisé, à des interrogations sur le conflit israélo-palestinien.

Un écho brouillé !




Mais ils ouvrent en grand d’autres portes de nos mémoires qui ne demeuraient qu’entr’ouvertes : celles des années qui encadrent la fin de la guerre d’Algérie.

Celles qui donnent des perspectives sur les rebonds réguliers des messages de pardon.

Celles des paraboles de « L’Etranger » et de « La Peste » d’Albert Camus.

Celles de la mort de Mouloud Feraoun, cet écrivain kabyle, assassiné par l’OAS en 1962, l’année des Accords d’Evian.

Lycéen, puis étudiant, puis enseignant, j’ai longtemps gardé son « Journal » dans les premiers rayons d’une bibliothèque naissante, où les deux écrivains disparus tragiquement par la cruauté des hommes ou par celle de la route, me consolaient avec peine du massacre des travailleurs algériens jetés dans la Seine ou étouffés dans une bouche de métro.

Cette pièce a de nouveau porté ma conscience brisée vers cette minute de silence qu’un enseignant de littérature française nous avait proposée, au lendemain des assassinats du métro Charonne.




« Il y a sûrement beaucoup de honte à être heureux, non pas à la vue de certaines misères mais lorsque le bonheur semble narguer. Ce défaut les Kabyles ne l'ont pas. Par pudeur le riche se cache pour bien manger et le pauvre pour avoir faim à son aise. »

Ainsi écrivait le Kabyle.

« L'absurde dépend autant de l'homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres. »

Ainsi s’exprimait le Prix Nobel de littérature.

Je n’ai que peu de connaissance de l’Algérie, mais quinze journées passées en compagnie de Sénégalais, de Palestiniens et d’un couple d’instituteurs français qui avaient dû quitter leur pays d’adoption sous la pression des militaires, en raison de leur proximité supposée avec le FLN, m’en ont donné quelques clefs de lecture en 1975.




La Kabylie, le désert et les architectures de Ghardaïa revisitées par l’architecte français Fernand Pouillon. Les rues torturées de la casbah d’Alger et le front de mer trop européen. L’autobus entre la capitale et Tipaza, en face du bonheur maritime, dans la trace des Phéniciens et de celle de la mort gratuite, infligée dans la lumière d’un soleil trop vif.

Là même où une vie est supprimée, dans le soulagement d’un acte « gratuit » :  

« A cette époque, je pensais souvent que si j'avais dû vivre dans le tronc d'un arbre mort, sans rien faire d'autre que de regarder le ciel au-dessus de moi, je m'y serais peu à peu habitué. »

Un moment d’histoire, celui d’une réconciliation trop brève et de la visite d’un Président français, le premier après la paix, tandis que s’amorçait le retour de la riche mémoire arabe du royaume d’Al-Andalus mais aussi la vague effrayante d’une radicalité musulmane qui, de nouveau, emporterait l’espoir des dialogues.

Un moment personnel, resté inoubliable !

Mais la fascination n’est pas un remède, juste une consolation temporaire !



L’écriture mise en scène est cependant fascinante, sans être pour autant consolatrice. Mais Kamel Daoud a accepté que ses textes, ses instants d’éblouissement ou de désespoir soient mis en scène.    

« Contrairement à ce que l'on veut croire « là-bas ». Cette question crée du malaise, de l'ennui, de l'agacement. « On a tout essayé », semble l'avis général de la pensée contrite. Et si Macron a été le dernier à tenter un rapprochement, il est aussi le plus jeune parmi les déçus de l'affaire algérienne. Couper tout lien s'avère difficile avec l'immigration et les OQTF. Nourrir alors le lien ? Comment le faire avec ce droit de cuissage mémoriel que paraît affectionner le voisin comme seule conception du voisinage ? » Le Point. Le 4 mars 2024.

Jack Lang, ancien ministre de la culture, Président de l’Institut du monde arabe depuis de nombreuses années, présent dans la salle du 13e Art le 7 mars dernier va, je l’espère, continuer encore des années « à essayer » de retrouver les liens perdus.

Photos : Fabienne Rappeneau

 Catalogue chez l'Avant-Scène Théâtre 



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